Breitner Chaves
Il y a des
personnages qui traversent l’histoire comme des comètes : ils brillent,
disparaissent, et ne laissent derrière eux qu’une trace fugace. Et puis il y a ceux qui, silencieusement, déplacent l’axe moral d’une
civilisation entière. Jésus appartient à cette seconde catégorie.
Indépendamment de
la foi, ou de son absence, il est difficile de nier que peu de figures ont
exercé une influence aussi profonde sur l’imaginaire moral de l’Occident. Il ne
s’agit pas ici de dogmes ou de croyances religieuses, mais de quelque chose de
plus fondamental : une transformation radicale de notre manière d’attribuer de
la valeur à l’être humain.
Avant lui, le
monde méditerranéen antique reposait sur une logique brutale. La force déterminait la valeur, l’honneur constituait la vertu suprême, et la
vie des plus vulnérables, esclaves, pauvres, enfants abandonnés, étrangers, pesait peu sur le plan moral. La compassion envers les faibles, contrairement à
ce que nous tenons aujourd’hui pour évident, était souvent perçue comme un
défaut, voire comme une faiblesse indigne.
C’est dans ce
contexte que le message de Jésus apparaît comme une rupture inattendue.
Il inverse la
carte morale du monde romain en affirmant que chaque personne, indépendamment
de son pouvoir, de son statut ou de son utilité sociale, possède une valeur
intrinsèque. Le pauvre cesse d’être une ombre pour devenir un protagoniste. Le
malade n’est plus une malédiction, mais une priorité. L’étranger n’est plus une
menace, mais un proche. Cette inversion, simple dans sa formulation, mais
dévastatrice pour les structures de l’époque, constitue le socle de ce que nous
appelons aujourd’hui l’égalité, la dignité universelle et les droits humains.
Avec Jésus, le
centre de gravité de l’éthique se déplace :
ce n’est plus le fort qui définit le bien, mais l’attention portée au
vulnérable.
Ce n’est plus le héros conquérant qui incarne la grandeur, mais celui qui sert.
Ce n’est plus la logique de la domination, mais celle de la compassion.
De cette rupture
naît quelque chose d’absolument inédit dans l’histoire des idées : l’individu acquiert une importance morale qui dépasse la famille, la tribu, la
cité et l’empire. C’est là que commence ce que l’on peut appeler l’individualisme moral
occidental, que des siècles plus tard reprendront des courants philosophiques,
politiques, puis les démocraties modernes.
Les historiens
peuvent débattre des nuances et des médiations, mais l’essentiel demeure : l’Occident moderne est impensable sans l’impact de cette révolution éthique
initiée par Jésus. Les Lumières n’inventent pas la dignité, l’égalité ou la solidarité ; elles les
sécularisent, en élargissant une matrice morale déjà en place. La critique, la
science, les droits et les libertés sont des fruits tardifs d’un sol préparé
bien en amont.
Ainsi, regarder le
Jésus historique, ce n’est pas contempler un mythe religieux, mais observer
l’étincelle qui a infléchi la trajectoire d’une civilisation entière, non par
les armes, ni par des réformes juridiques, ni par des traités philosophiques
complexes, mais par une éthique qui a silencieusement subverti l’ordre du
monde.
Reste alors une
question profondément contemporaine :
Que se passe-t-il lorsque nous oublions l’origine de notre propre
sensibilité
morale ?
Lorsque la dignité, l’égalité et le souci de l’autre sont traités comme des
évidences naturelles, et non comme des conquêtes historiques fragiles ?
Lorsque la valeur du fragile cesse d’être un principe pour redevenir un
dérangement?
Revisiter le Jésus
historique n’est peut-être pas un acte religieux, mais un exercice
philosophique : un rappel que les fondations de l’Occident, celui que nous revendiquons et
défendons, ne reposent pas sur la force, mais sur une révolution morale qui a
placé le vulnérable au centre de l’histoire humaine.
Et cette
révolution, discrète et dérangeante, continue de nous interpeller.
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